CHAPITRE XVI

 

 

         Crón les héla. Fidelma et Eadulf sautèrent à bas de leurs montures que le moine conduisit aux écuries tandis que la religieuse rejoignait la tanist. La vieille servante Dignait était en train de laver le sol de la salle à grande eau.

— Laissez-nous, Dignait, lui ordonna Crón.

Avant de disparaître par une porte latérale, la vieille femme jeta un regard suspicieux à Fidelma qui s’assit sur un banc. Après un temps d’hésitation, la tanist prit place à ses côtés.

Elles demeurèrent un instant silencieuses.

— Vous vouliez me parler ? demanda Fidelma.

Crón leva sur elle ses yeux d’un bleu de glace puis les baissa.

— Oui.

— Je suppose que vous avez vu Dubán ?

Crón rougit et hocha la tête.

— Je me suis permis de lui faire remarquer que je n’étais pas une idiote. Pensiez-vous que je me contenterais longtemps de demi-vérités ? Je sais que vous haïssiez votre père et maintenant, si vous m’expliquiez pourquoi ?

— C’est un sujet douloureux.

— Mieux vaut aérer les secrets plutôt que de les laisser pourrir à force de suspicion et de fausses accusations.

— Teafa, elle aussi, détestait mon père.

— Pour quelle raison ?

— Il avait abusé de ses sœurs.

Fidelma s’attendait à cette réponse car, lors de son altercation avec le père Gormán, ce dernier avait déjà fait allusion à une famille incestueuse.

— Il les a abusées physiquement ? demanda-t-elle pour formuler le chef d’accusation avec plus de précision.

— Si par là vous entendez qu’il a couché avec elles, en effet.

— C’est Teafa qui vous en a informée ?

— Oui, il y a quelques années de cela. Mais je ne détestais pas mon père au point de vouloir le tuer. Et en vérité, vos investigations sur les meurtres d’Eber et Teafa n’avancent guère.

— Vous vous trompez car ce que vous m’avez confié signifie...

— Je vous dérange ?

Une voix masculine et doucereuse interrompit Fidelma à l’instant où elle se penchait vers sa voisine en baissant la voix.

Le père Gormán se tenait sur le seuil du siège de l’assemblée.

Fidelma comprit au regard appuyé de Crón qu’il valait mieux remettre cette conversation à plus tard. Contrariée, elle se leva.

— Vous ne nous dérangez pas car j’allais partir. J’ai eu une journée longue et fatigante. Crón, nous reparlerons de tout cela demain, lorsque j’aurai l’esprit plus clair.

Quand Fidelma émergea de la salle des bains, le repas du matin était servi et Eadulf avait commencé à manger. Fidelma alla s’asseoir, dit ses grâces en silence et attaqua avec appétit le pain et la viande froide.

Je suppose que nous allons retourner à la mine avec des hommes de Dubán ? dit Eadulf. Je brûle de résoudre tous ces mystères.

Fidelma, plongée dans ses pensées, contemplait les champignons dans son écuelle. Leur peau était d’un brun-jaune pâle, leurs chapeaux couverts d’alvéoles spongieux. Quelque chose la dérangeait. Elle avait souvent dégusté ces miotóg bhuí, une espèce comestible qui poussait dans les prés, non loin des cours d’eau, au début de l’été. On les pochait à l’eau bouillante, pour leur ôter leur amertume, et ils étaient alors considérés comme un mets délicat. Pourquoi ceux-ci étaient-ils crus ?

En les examinant de plus près, une brusque appréhension la saisit. Ce n’était pas des champignons un peu passés, dont la tête jaunâtre avait foncé avec le temps. Elle avait toujours été brune. Elle releva les yeux sur Eadulf qui portait sa cuillère à sa bouche et lui tapa sur la main.

Il lâcha son couvert avec un petit cri de surprise.

— Vous en avez mangé beaucoup ? lui demanda Fidelma d’un ton pressant.

Il la fixa sans comprendre.

— La quasi-totalité de ce qui se trouvait dans mon assiette. Qu’avez-vous ? Ce sont des morilles, qui poussent également dans le South Folk.

— Dia ár sábháil ! hurla Fidelma en sautant sur ses pieds.

Eadulf pâlit.

La fausse morille, qui ressemblait à s’y méprendre à la vraie, était un poison mortel quand on la consommait crue.

— Il n’y a pas de temps à perdre, vite, allez vous faire vomir.

Eadulf, qui avait étudié dans le grand collège de médecine de Tuaim Brecain, connaissait très bien le processus d’empoisonnement par les champignons vénéneux.

Il bondit vers le fialtech, oubliant, dans sa hâte, de faire une génuflexion avant d’y entrer afin de repousser les tentations du Malin, qui avait la réputation de s’y livrer à ses travaux les plus noirs.

— Buvez beaucoup d’eau ! cria Fidelma.

Il ne répondit rien.

Fidelma examina les écuelles. Aucune erreur. Quelqu’un avait délibérément tenté de les empoisonner. Pourquoi ? Ils s’approchaient de la résolution des énigmes d’Araglin et on cherchait à les éliminer. Furieuse, elle prit les écuelles et les jeta devant la porte de l’auberge. Le pichet et les gobelets d’hydromel suivirent.

Elle entendit Eadulf qui vomissait dans les toilettes.

Pinçant les lèvres, elle se dirigea à grands pas vers les cuisines, désertes. Au siège de l’assemblée, elle découvrit Grella qui faisait le ménage.

Quand Fidelma s’avança vers elle, la jeune fille parut nerveuse.

— Qui nous a servi notre repas à l’hôtellerie des invités ce matin ?

— Dignait, je suppose. Elle supervise tout.

— Vous l’avez vue accommoder les aliments ?

— Non. Quand je suis arrivée ici, Dignait parlait avec lady Cranat. Elle m’a demandé d’aller vous porter le plateau que je trouverais à la cuisine.

— Selon vous, c’est Dignait qui a tout préparé ?

— Oui, mais vous m’effrayez, ma sœur...

— Vous rappelez-vous quels mets étaient disposés dans les écuelles ?

— Pourquoi, vous ne les avez pas mangés ?

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— De la viande froide, du pain... des champignons, et à côté des pommes et un pichet d’hydromel.

— Les champignons, des fausses morilles, sont vénéneux.

La jeune fille pâlit. Son visage reflétait un choc dénué de toute culpabilité.

— Je l’ignorais, dit-elle d’un air horrifié.

— Où est Dignait ?

— Je crois qu’elle s’est rendue chez elle. Voulez-vous que je vous y conduise ?

Fidelma acquiesça et Grella l’emmena jusqu’à de vieilles maisons de bois ne comportant qu’une seule grande pièce, à la lisière du village. Elle s’arrêta devant une porte et Fidelma y frappa. Pas de réponse. Elle appela sans plus de succès puis pénétra à l’intérieur.

Un grand désordre l’attendait. Les couvertures du lit, des vêtements, des objets étaient éparpillés un peu partout.

Grella poussa une exclamation de surprise.

Fidelma examina rapidement les lieux. Était-ce Dignait ou un étranger qui avait procédé à une fouille de son logement ? Et où était passée cette femme ? Soudain, elle plissa les yeux en découvrant une petite trace rouge sur la table. En l’étudiant plus attentivement elle acquit la certitude que c’était du sang.

Elle se tourna vers Grella qui s’était mise à trembler.

— Vous feriez bien de retourner à votre travail, Grella. Quand vous en aurez terminé, allez rejoindre le frère saxon. Il s’est purgé mais, plus tard, il peut avoir besoin de votre aide.

La jeune fille plia le genou en signe d’acquiescement.

— Moi, je vais partir à la recherche de Dignait et je vous retrouverai à l’hôtellerie des invités.

Grella hocha la tête et partit en courant.

Fidelma retourna à l’hôtellerie où Eadulf l’attendait, le visage blême, tout en buvant régulièrement de l’eau.

— Comment vous sentez-vous ? lui demanda-t-elle avec angoisse.

Eadulf haussa les épaules d’un air sombre.

— Demandez-le-moi d’ici quelques heures, c’est alors que le poison fera effet. J’ai rendu la plus grande partie des champignons mais certainement pas la totalité.

— Dignait a disparu. Sa chambre a été fouillée et il y a une tache de sang sur sa table.

— Dieu du ciel, vous croyez que Dignait...

— C’est la première personne que je dois interroger. Grella viendra s’occuper de vous pendant mon absence.

— Je veux venir avec vous, protesta Eadulf.

Fidelma lui jeta un regard attendri et refusa catégoriquement.

— Mon ami, restez ici et continuez de vous purger.

Eadulf allait la contredire mais la lueur inflexible dans les yeux de Fidelma l’en dissuada.

Elle trouva Crón très abattue au siège de l’assemblée. La tanist se redressa en la voyant.

— Je viens de parler avec Grella.

— Avez-vous une idée de l’endroit où Dignait pourrait se trouver ?

Crón secoua la tête.

— Grella m’a dit que vous aviez déjà visité sa maison.

— L’endroit est désert, les affaires de Dignait sont bouleversées et j’ai repéré une tache de sang sur la table.

— Je vais demander que l’on organise immédiatement une fouille du rath.

— Où est votre mère ? On m’a rapporté qu’elle connaît Dignait mieux que personne et qu’elle s’est entretenue avec elle très tôt ce matin.

— Elle est partie pour sa chevauchée quotidienne avec le père Gormán.

— Faites-moi savoir quand elle reviendra.

Puis Fidelma se rendit chez Teafa.

Quand Gadra ouvrit la porte, il comprit à l’expression désolée de la religieuse qu’il s’était passé quelque chose de grave et s’effaça pour la laisser entrer.

— Vous vous êtes levée de bonne heure, Fidelma, et votre visage semble marqué par de graves préoccupations.

— Comment se porte celui dont vous avez la charge ?

— Móen ? Il dort encore. Nous nous sommes couchés tard car nous avons longuement discuté de sujets théologiques.

— Vraiment ? s’étonna Fidelma.

— Móen a une compréhension étonnante de la théologie, lui confirma Gadra. Et nous avons aussi envisagé son avenir.

— Je suppose qu’il ne désire pas rester ici ?

Gadra eut un petit rire triste.

— Après la façon dont on l’a traité ? Non, certainement pas.

— Je le comprends.

— Je lui ai suggéré un sanctuaire où il serait protégé des maux de ce monde, par exemple une abbaye comme Lios Mhór. Il aurait beaucoup à gagner à une existence bien réglée chez des religieux qui seraient en mesure de communiquer avec lui, car la plupart d’entre eux connaissent l’ogam. Ils s’adapteront rapidement à ma méthode qui n’est pas très compliquée, comme vous avez pu le constater par vous-même.

— Voilà une idée fort raisonnable. Mais elle s’accorde mal à votre philosophie.

— J’appartiens à un monde agonisant et Móen doit s’adapter à celui-ci.

Il fronça les sourcils.

— Mais vous semblez très préoccupée et je doute que cela concerne Móen. Je vous écoute, mon enfant.

— Je crains pour la vie de mon compagnon, Eadulf, dit d’un trait Fidelma. Quelqu’un a tenté de nous empoisonner ce matin.

Gadra demeura interdit.

— Mais par quel procédé ?

— Des champignons vénéneux. De fausses morilles.

— Crus, ils sont toxiques, mais on les consomme rarement en l’état.

— C’est justement parce qu’on nous a servi ces miotóg bhuí crus que j’y ai regardé à deux fois. Je n’y ai pas touché, mais frère Eadulf en avait ingéré une assez grande quantité avant que je l’arrête.

Gadra parut très alarmé.

— Il faut qu’il se purge immédiatement.

— Il ne cesse de boire de l’eau afin de vomir le plus possible.

— Sait-on qui est responsable de cette tentative d’assassinat ?

— Probablement Dignait. Mais elle a disparu du rath. Sa maison est dans un désordre indescriptible et j’ai découvert une trace de sang sur sa table.

Gadra haussa les sourcils.

— Votre devoir exige que vous me posiez une question à laquelle je vais répondre sans plus attendre. Ni moi ni Móen n’avons quitté notre logement ce matin.

— Je ne vous ai pas soupçonné un seul instant, Gadra.

L’ermite se saisit de son sacculus, posé sur un siège, et en tira une petite fiole.

— Je ne me déplace jamais sans mes remèdes. Voilà une infusion, un mélange d’armoise et de lierre terrestre. Dites à votre ami saxon d’en boire la totalité mélangée à un peu d’eau. Cela l’aidera à vider son estomac.

Fidelma prit la bouteille d’un air hésitant.

— Prenez-la, insista le druide.

Et il ajouta avec un sourire :

— A moins que vous ne me soupçonniez de vouloir attenter à ses jours.

— Je vous suis très reconnaissante, Gadra, répondit Fidelma d’un air contrit.

— Et maintenant filez, et donnez-moi des nouvelles de votre ami.

Fidelma retourna à l’hôtellerie où Eadulf semblait très mal en point. Des cernes violacés étaient apparus autour de ses yeux et de sa bouche.

— Gadra vous envoie ceci, à prendre immédiatement.

— Qu’est-ce ?

— Un mélange d’armoise et de lierre terrestre.

— Une mixture destinée à nettoyer l’estomac, je suppose.

Il ôta le bouchon de la bouteille qu’il renifla avec une grimace de dégoût. Puis il en versa le contenu dans un gobelet, y ajouta de l’eau, fixa le remède d’un air dubitatif et l’avala d’un trait.

Il fut alors pris d’une terrible quinte de toux.

— Eh bien, balbutia-t-il quand il retrouva la parole, si le poison ne me tue pas, il est sûr que cette potion va m’achever.

— Comment vous sentez-vous ? lui demanda Fidelma au comble de l’inquiétude.

— Mal. Mais il faut au moins une heure avant que le poison ne fasse son effet et...

— Que se passe-t-il ? cria Fidelma devant ses yeux exorbités.

Il porta la main à sa bouche et courut vers le fialtech.

— Je peux vous aider, Eadulf ? gémit-elle quand elle le vit réapparaître un instant plus tard.

— Non, je le crains. Si je retrouve Dignait et si c’est elle qui... oh mon Dieu !

Et il se précipita à nouveau vers les toilettes.

A cet instant, on frappa à la porte et Crón entra.

— Dignait a disparu du rath, annonça-t-elle. Cela semble confirmer sa culpabilité.

Fidelma considéra la tanist d’un air morose.

— Je m’y attendais.

— J’ai envoyé un homme prévenir Dubán.

— Où se trouve-t-il en ce moment ?

— Dans la vallée du Black Marsh où il enquête sur la mort de Muadnat.

Elle poussa un profond soupir.

— J’ai du mal à croire que Dignait ait tenté de vous assassiner.

— Ne tirons aucune conclusion hâtive, répondit Fidelma, nous connaîtrons la part qu’elle a prise à ce forfait quand nous l’aurons dûment interrogée.

— Elle s’est toujours montrée une excellente servante pour notre famille.

— Oui, elle jouit d’une très bonne réputation.

En émergeant du fialtech, Eadulf se força à arborer une contenance détachée, mais Crón l’étudiait déjà avec une grimace de dégoût.

— Vous êtes malade, Saxon, lui lança la tanist.

— Votre perspicacité vous honore, Crón, répliqua Eadulf avec humour.

— Euh... s’il y a quelque chose que je... que nous...

Eadulf s’assit.

— Nous ne pouvons qu’attendre et je préférerais le l’aire seul.

Fidelma lui sourit.

— Vous avez raison, mon ami, nous vous avons déjà assez ennuyé. Reposez-vous, la jeune Grella viendra prendre de vos nouvelles.

El le entraîna Crón hors de la pièce.

— À propos d’autre chose, où est passé Critán ? demanda-t-elle quand elles se retrouvèrent dehors. S’est-il calmé depuis hier ?

— Il n’était pas suffisamment ivre pour ne pas se rappeler ce qui s’est passé. Vous l’avez humilié et il ne vous le pardonnera jamais.

— Il s’est mortifié tout seul, rectifia Fidelma.

— Après avoir tempêté en ma présence hier au soir, juste avant que vous ne rentriez au rath, il est parti à cheval en hurlant qu’il vendrait ses services à un chef capable d’apprécier ses talents.

— Figurez-vous que je m’en doutais. Malheureusement, il est surtout très doué pour l’arrogance et l’intimidation, et il trouvera toujours des hommes peu scrupuleux capables d’exploiter ce type de disposition.

Crón ouvrit de grands yeux.

— Vous ne pensez tout de même pas qu’il a conspiré avec Dignait pour...

— Je perds rarement mon temps en spéculations inutiles.

Une idée lui vint à l’esprit, puis elle fut distraite par Menma, le chef des troupeaux, qui sortait du rath monté sur une robuste jument. Il tirait derrière lui un âne chargé d’un lourd panier de bât.

— Où s’en va-t-il ? s’enquit Fidelma.

— Je lui ai demandé de se rendre dans les hautes terres du Sud pour y rattraper quelques chevaux égarés. Avez-vous besoin de ses services ? Désirez-vous que je le rappelle ?

— Non, je vous remercie.

Pour l’instant, Fidelma répugnait à se laisser distraire du cours de ses pensées, et elle releva la tête avec irritation en entendant des chevaux traverser le pont de bois. Cranat et le père Gormán croisèrent Menma sans le saluer.

Crón s’avança aussitôt vers sa mère pour lui annoncer les dernières nouvelles. Fidelma se tint en retrait afin d’observer l’attitude des deux femmes. Il semblait qu’une curieuse distance s’était établie entre elles.

Le père Gormán, qui avait écouté, descendit de son cheval dont il tendit la bride à un garçon d’écurie et s’approcha de Fidelma.

— Frère Eadulf est un adepte de la doctrine romaine, lança-t-il avec un empressement déplacé. Sa vie est en danger et je dois pourvoir à ses besoins.

— Ses besoins sont très bien pourvus, père Gormán.

— Je voulais parler d’une assistance spirituelle, de la confession et des rites de notre Eglise.

— Il n’est pas encore prêt à trépasser. Dum vita est spes est. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, lança Fidelma avec mordant, puis elle s’avança vers Cranat : Il faut que je vous parle.

Celle-ci la dévisagea d’un air hautain.

— La coutume veut que vous demandiez audience.

— Frère Eadulf est entre la vie et la mort et je n’ai pas de temps à perdre avec l’étiquette. Ce matin, vous vous êtes entretenue avec Dignait. L’auriez-vous par hasard vue préparer les repas pour l’hôtellerie des invités ?

— Je ne me rends jamais dans les cuisines, répliqua Cranat avec une moue dégoûtée. Dignait est venue me trouver pour me parler de sujets domestiques. A un moment donné, Grella est arrivée et Dignait lui a ordonné d’aller vous apporter le plateau qui vous était destiné.

— Dignait a disparu. Avez-vous une idée de l’endroit où elle pourrait se cacher ?

Cranat toisa Fidelma avec dédain.

— Non, car la vie privée des serviteurs ne me concerne en rien. Et maintenant, avec votre permission...

Elle se détourna sans laisser à Fidelma le temps de poursuivre.

Quant au père Gormán, il n’avait pas bougé d’un pouce.

— J’insiste, ma sœur, pour voir le frère saxon agonisant. Vous portez en partie la faute de son malheur car vous avez relâché ce suppôt de Satan tout en sachant qu’il pouvait attenter à nos vies.

— Êtes-vous certain d’être un avocat de la doctrine chrétienne ?

Le père Gormán rougit.

— Davantage que vous, ce qui n’est pas difficile. Le Christ a dit : « Et si ta main est pour toi une occasion de péché, coupe-la : mieux vaut pour toi entrer manchot dans la Vie que de t’en aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint pas[9]. » Il est grand temps que nous tranchions. Détruisez le démon afin qu’il soit expulsé de notre communauté.

— Frère Eadulf n’aura jamais besoin de votre bénédiction, Gormán de Cill Uird, répliqua Fidelma d’une voix très calme. Il ne mourra pas.

— Êtes-vous Dieu pour décider de ces choses ? ricana le prêtre.

— Non, mais ma volonté est aussi forte que celle d’Adam.

Le père Gormán, comprenant qu’il serait malséant de poursuivre la polémique, serra les dents et partit à grands pas vers sa chapelle dont il claqua la porte avec force.

Crón le suivit des yeux d’un air stupéfait.

— Si jamais vous avez besoin de mes services, vous savez où me trouver, dit-elle avant de s’éclipser.

Fidelma se dirigeait vers l’hôtellerie des invités quand Grella vint à sa rencontre en courant.

— Ma sœur, ma sœur...

Au visage de la jeune fille, Fidelma s’immobilisa et le cœur lui manqua.

— C’est frère Eadulf ?

— Venez vite, haleta Grella, mais Fidelma courait déjà.

Eadulf gisait sur sa paillasse, tremblant de tous ses membres, les yeux fermés et la sueur ruisselant sur son visage.

Fidelma tomba à genoux et prit la main chaude et moite du malade. Puis elle chercha son pouls qui battait irrégulièrement.

— Cela fait combien de temps qu’il est ainsi ? demanda-t-elle à Grella qui l’avait rejointe.

— Je l’ai trouvé dans cet état.

— Allez chercher Gadra, l’ermite.

Comme la jeune fille hésitait, elle s’écria :

— Dans la maison de Teafa, pressez-vous !

Eadulf ne la reconnaissait plus.

Elle se leva, alla chercher un pichet d’eau et un torchon, et s’employa à rafraîchir le visage congestionné de son ami.

Un instant plus tard, Gadra arrivait, suivi de Grella. D’un geste ferme il écarta Fidelma, se pencha sur le malade et se redressa.

— Soit sa fièvre le sauvera, soit elle l’emportera avec elle.

Fidelma se tordit les mains.

— N’y a-t-il rien que nous puissions entreprendre ?

— Le résidu de poison qu’il a ingéré va le tourmenter quelques heures encore. La température ne cesse de grimper. Si elle cède, nous aurons gagné. Sinon...

Il haussa les épaules.

Une rage impuissante s’empara de Fidelma tandis qu’elle contemplait le visage décomposé de son ami. Elle le comprit à quel point sa vie serait affreuse si jamais Eadulf la quittait. Elle se rappela son trouble et sa tristesse quand elle l’avait laissé à Rome pour retourner en Irlande, les mois d’amère solitude qu’elle avait traversés. Dans son pays natal, une mélancolie insondable l’avait envahie, comme si un élément essentiel de son existence lui avait été arraché. Il lui avait fallu beaucoup de temps pour surmonter ces émotions contradictoires.

En réalité, il lui était difficile d’admettre un attachement sentimental. A dix-sept ans, elle était tombée amoureuse d’un jeune guerrier du nom de Cian. Il appartenait à la garde d’élite du haut roi de Tara. A l’époque, elle étudiait le droit avec le grand brehon Morann. Elle était jeune, insouciante et très éprise. Mais Cian l’avait abandonnée pour une autre. Elle avait alors perdu goût à la vie. Le temps passant, elle avait surmonté son chagrin, mais ne s’était jamais vraiment remise de cette douloureuse expérience. Si on y réfléchissait, se l’était-elle seulement autorisé ?

Eadulf de Seaxmund’s Ham était le seul homme de son âge dont elle appréciait vraiment la compagnie. Avec lui, elle se sentait à l’aise et s’exprimait librement. Au début, elle lui lançait des défis sur des sujets théoriques et ces échanges formaient la base de leurs relations empreintes de gaieté et de bonne humeur. Leurs opinions et leurs philosophies divergentes, leurs débats sur des points de théologie et de culture étaient un moyen de se taquiner. Et même quand ils s’affrontaient un peu vivement, jamais l’inimitié ne s’en mêlait.

Pendant toute une année, Fidelma s’était languie d’Eadulf et en apprenant qu’il avait été envoyé comme émissaire auprès de Théodore, le nouvel archevêque de Cantorbéry représentant du Saint-Père dans les royaumes anglo-saxons, une grande joie l’avait envahie. Qu’il séjourne maintenant à la cour de son frère, Colgú de Cashel, ressemblait à un coup du destin.

Mais le destin pouvait-il se montrer assez cruel pour lui ravir Eadulf ?

— Laissez-moi veiller ce pauvre moine pendant que vous vous efforcerez de découvrir qui est responsable de cette ignominie, lui dit Gadra. Au moindre changement de son état, je vous ferai quérir.

Au bord des larmes, Fidelma fixa le visage douloureux de son ami.

— Merci, Gadra, murmura-t-elle d’une petite voix. Grella vous assistera. Vous le voulez bien, Grella ?

— Oh, ma sœur, croyez-vous que je serai punie ? dit la jeune fille en se frappant la poitrine. C’est moi qui vous ai apporté la nourriture !

Fidelma secoua la tête avec un sourire triste.

— Bien sûr que non. Mais si Gadra a besoin de votre aide, assurez-moi qu’il pourra compter sur vous.

— Je suis à son entière disposition, balbutia la jeune fille d’un air accablé.

Fidelma s’arracha à la contemplation d’Eadulf et sortit de l’hôtellerie. Là, elle réalisa que pour la première fois depuis longtemps, elle déambulait sans but précis, incapable de prendre une décision.